En premier lieu, la paléographie permet de rejeter catégoriquement que le symbole @ puisse dériver d'une abréviation de la préposition latine ad : dans toute l'histoire de l'écriture latine (depuis les plus anciens graffiti romains jusqu'aux textes encore rédigés dans cette langue à l'époque moderne), on ne rencontre aucune abréviation pour cette préposition (à la différence de nombreuses autres qui sont régulièrement abrégées : per, pro, prae, ante, post, cum, in...). Je note au passage que l'autre préposition monosyllabique commençant par 'a' : ab, est dans le même cas ; mais il est difficile d'en tirer une règle. Il est vrai que l'on trouve, dans le domaine de l'épigraphie, une ligature issue de la fusion du 'A' et du 'D' <voir fichier-image joint>.
Mais celle-ci n'est possible que dans l'écriture capitale. A ce titre, il est possible de la rencontrer dans des manuscrits médiévaux, dans des inscriptions ornementales s'inspirant de la tradition épigraphique (pour des titres, des rubriques, etc.). Mais :
1° On ne connaît rien d'équivalent dans le domaine des écritures minuscules usuelles qui se sont succédé depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours ;
2° Aucun mode d'évolution ne serait en mesure de rendre compte d'un aboutissement à la forme du symbole @.

Le symbole @ a été rapproché de l'abréviation utilisée dans des documents espagnols (en latin comme en langue vulgaire) pour arroba (dont arrobas est le pluriel) : ce mot désigne une unité de poids (représentant un quart du quintal, dans son ancienne valeur) ou une unité de capacité, et dérive de l'arabe al-roûbh [?] signifiant quart. (Je cite l'étymologie arabe d'après mes souvenirs et sous toutes réserves, car je n'ai plus sous la main la référence sur laquelle je me fonde ; un coup d'oeil dans un bon dictionnaire étymologique de la langue espagnole devrait permettre de contrôler ce point.) Le mot lui-même est attesté depuis le XIIe siècle, et d'un emploi constant dans des documents comptables ; l'abréviation en question a exactement la forme de notre @ et y est extrêmement fréquente, depuis le XIVe siècle. Le même mode d'abréviation, au moyen d'une boucle s'enroulant autour le la lettre ou syllabe initiale, est très commun dans les écritures documentaires espagnoles à partir de cette époque : cf. par exemple A. Millares Carlo, 'Tratado de paleofrafía española', 3e éd., 1983, vol. II, pl. 233 (Cordoue, 1332), où le procédé est employé pour abréger q(ue), y(o), et même sans qu'il y ait abrègement : en(-). Il est resté en usage jusqu'au XVIIe siècle au moins.
A ce propos, le journal italien 'La Repubblica' a publié, en juillet dernier, un article que l'on peut encore consulter sur le Net, à l'adresse :
http://www.repubblica.it/online/tecnologie_internet/chiocciola/chiocciola/chiocciola.html.
Sur la foi d'un document vénitien daté de 1536, cet article revendique pour l'Italie l'invention du symbole @. Mais il y a beaucoup à dire à propos de ce document : il s'agit en fait d'un texte italo-espagnol, relatif à des échanges avec l'Amérique. La seconde partie du document, de la même main, est en espagnol, et le style de l'écriture m'incite à croire que le copiste était de cette nationalité. La transcription propose de transcrire cette abréviation (par ailleurs inconnue en italien) par anfora (amphore) - ce qui ne correspond pas à une unité de mesure en usage à cette époque. Il faut certainement lire arroba. Celle-ci y est d'ailleurs définie comme 1/30 de la botte, autre unité de capacité qui me paraît plutôt hispanique qu'italienne. (Mais je n'ai pas ici de quoi confirmer ce point.) Je note par ailleurs (ce qui a échappé, semble-t-il, à l'auteur) qu'un @ identique, n'ayant d'autre valeur que a, est employé dans la date initiale addi.... Cependant le sens que prend @ dès ses premières attestations à l'époque moderne exclut presque à coup sûr qu'il puisse dériver de cette abréviation espagnole.
L'origine la plus probable, et attestée par différents exemples, est à rechercher dans le "A accent grave" du français. Cette préposition était en usage dans le monde du commerce international dès le début du XIXe siècle (et sans doute depuis le siècle précédent ; mais ma documentation est insuffisante pour cette période) dans le formulaire de commande ou de facturation, pour indiquer le prix unitaire des denrées : "Tant de telle marchandise <à> tant l'unité". J'ai sous les yeux le fac-similé d'une facture allemande datée de 1817 où ce <à> se distingue très nettement, sous sa forme française, au milieu d'un texte en écriture cursive allemande. (Cet exemple est tiré d'un recueil de spécimens d'écritures à l'usage des élèves de classes commerciales, du milieu du XIXe siècle ; mais le correspondant à qui je le dois ne m'en a pas précisé les références.)
C'est la ligature de l'accent avec le corps de la lettre qui, à partir de la forme représentée dans le fichier-image ci-joint, a engendré l'espèce de colimaçon qui fait de notre <à> un sosie de l'ancienne abréviation de arroba(s). On peut citer un exemple très net montrant déjà cette évolution à la même époque que le document précédemment cité : il est daté de Newcastle, 1810, et a été publié par Joyce I. Whalley, 'The art of calligraphy : Western Europe and America', p. 306. Dans cette langue, il était manifestement lu 'at'. C'est apparemment dans le monde Anglo-Saxon qu'il a fleuri, notamment en Amérique où il a rapidement été employé pour toutes les valeurs que la préposition 'at' est susceptible de prendrer, et notamment pour désigner une adresse. Mais le médiéviste que je suis manque absolument de toute documentation pour cette période !

Pour finir, je dois vous signaler une référence qui m'a été récemment communiquée, mais à laquelle je n'ai pas encore eu la possibilité de me reporter. Elle est, de plus, en néerlandais :
R. M. Van Keken. Het apenstaartje. Over oorsprong en gebruik van het @-teken. Amsterdam : De Buitenkant, 1999. 80 p., ill.

Voilà tout ce dont je dispose sur cette question pour le moment. J'espère que ces indications pourront vous être utiles.

Denis MUZERELLE
C.N.R.S.
Institut de recherche et d'histoire des textes


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Date de création : 2002-01-08
Date de mise à jour : 2002-01-08
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