Le symbole @ a été rapproché de l'abréviation utilisée dans des
documents espagnols (en latin comme en langue vulgaire) pour arroba
(dont arrobas est le pluriel) : ce mot désigne une unité de poids
(représentant un quart du quintal, dans son ancienne valeur) ou une
unité de capacité, et dérive de l'arabe al-roûbh [?] signifiant
quart. (Je cite l'étymologie arabe d'après mes souvenirs et sous
toutes réserves, car je n'ai plus sous la main la référence sur laquelle
je me fonde ; un coup d'oeil dans un bon dictionnaire étymologique de la
langue espagnole devrait permettre de contrôler ce point.) Le mot
lui-même est attesté depuis le XIIe siècle, et d'un emploi constant dans
des documents comptables ; l'abréviation en question a exactement la
forme de notre @ et y est extrêmement fréquente, depuis le XIVe siècle.
Le même mode d'abréviation, au moyen d'une boucle s'enroulant autour le
la lettre ou syllabe initiale, est très commun dans les écritures
documentaires espagnoles à partir de cette époque : cf. par exemple A.
Millares Carlo, 'Tratado de paleofrafía española', 3e éd., 1983, vol.
II, pl. 233 (Cordoue, 1332), où le procédé est employé pour abréger
q(ue), y(o), et même sans qu'il y ait abrègement : en(-). Il est
resté en usage jusqu'au XVIIe siècle au moins.
A ce propos, le journal italien 'La Repubblica' a publié, en juillet
dernier, un article que l'on peut encore consulter sur le Net, à
l'adresse :
http://www.repubblica.it/online/tecnologie_internet/chiocciola/chiocciola/chiocciola.html.
Sur la foi d'un document vénitien daté de 1536, cet article revendique
pour l'Italie l'invention du symbole @. Mais il y a beaucoup à dire à
propos de ce document : il s'agit en fait d'un texte italo-espagnol,
relatif à des échanges avec l'Amérique. La seconde partie du document,
de la même main, est en espagnol, et le style de l'écriture m'incite à
croire que le copiste était de cette nationalité. La transcription
propose de transcrire cette abréviation (par ailleurs inconnue en
italien) par anfora (amphore) - ce qui ne correspond pas à une unité
de mesure en usage à cette époque. Il faut certainement lire arroba.
Celle-ci y est d'ailleurs définie comme 1/30 de la botte, autre unité
de capacité qui me paraît plutôt hispanique qu'italienne. (Mais je n'ai
pas ici de quoi confirmer ce point.) Je note par ailleurs (ce qui a
échappé, semble-t-il, à l'auteur) qu'un @ identique, n'ayant d'autre
valeur que a, est employé dans la date initiale addi....
Cependant le sens que prend @ dès ses premières attestations à l'époque
moderne exclut presque à coup sûr qu'il puisse dériver de cette
abréviation espagnole.
L'origine la plus probable, et attestée par différents exemples, est à
rechercher dans le "A accent grave" du français. Cette préposition était
en usage dans le monde du commerce international dès le début du XIXe
siècle (et sans doute depuis le siècle précédent ; mais ma documentation
est insuffisante pour cette période) dans le formulaire de commande ou de
facturation, pour indiquer le prix unitaire des denrées : "Tant de telle
marchandise <à> tant l'unité". J'ai sous les yeux le fac-similé d'une
facture allemande datée de 1817 où ce <à> se distingue très nettement,
sous sa forme française, au milieu d'un texte en écriture cursive
allemande. (Cet exemple est tiré d'un recueil de spécimens d'écritures à
l'usage des élèves de classes commerciales, du milieu du XIXe siècle ;
mais le correspondant à qui je le dois ne m'en a pas précisé les
références.)
C'est la ligature de l'accent avec le corps de la lettre qui, à partir
de la forme représentée dans le fichier-image ci-joint, a
engendré l'espèce de colimaçon qui fait de notre <à> un sosie de
l'ancienne abréviation de arroba(s). On peut citer un exemple très net
montrant déjà cette évolution à la même époque que le document
précédemment cité : il est daté de Newcastle, 1810, et a été publié par
Joyce I. Whalley, 'The art of calligraphy : Western Europe and America',
p. 306. Dans cette langue, il était manifestement lu 'at'. C'est
apparemment dans le monde Anglo-Saxon qu'il a fleuri, notamment en
Amérique où il a rapidement été employé pour toutes les valeurs que la
préposition 'at' est susceptible de prendrer, et notamment pour désigner
une adresse. Mais le médiéviste que je suis manque absolument de toute
documentation pour cette période !
Pour finir, je dois vous signaler une référence qui m'a été récemment
communiquée, mais à laquelle je n'ai pas encore eu la possibilité de me
reporter. Elle est, de plus, en néerlandais :
R. M. Van Keken. Het apenstaartje. Over oorsprong en gebruik van het
@-teken. Amsterdam : De Buitenkant, 1999. 80 p., ill.
Voilà tout ce dont je dispose sur cette question pour le moment. J'espère que ces indications pourront vous être utiles.
Denis MUZERELLE
C.N.R.S.
Institut de recherche et d'histoire des textes
Responsable : Philippe Deschamp.
Adresse : <Philippe.Deschamp@INRIA.Fr> --- tout commentaire courtois bienvenu.
Date de création : 2002-01-08
Date de mise à jour : 2002-01-08
Date de modification : 2002-01-08
URL d'origine : http://www-Rocq.INRIA.Fr/qui/Philippe.Deschamp/CSTIC/DM-arrobe.html
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